interview: Jérôme Sevrette
Jérôme Sevrette est un musicien qui fait de la photo. Ou plutôt un photographe qui a été musicien. Peu importe. Ce qui nous a d’abord intéressé chez ce breton venu à la photographie par la musique c’est la densité et la complexité de son travail. Son site, Photographique, est immense. Des centaines de clichés. Des images captées, pour la plupart, dans un petit périmètre situé autour de son lieu de vie. Des images numériques travaillées et retravaillées à l’infini qui feront, dans un premier temps, penser à l’oeuvre d’Anton Corbijn, référence majeure et revendiquée par ce garçon au profil Muratien (voir autoportrait) qui s’exprime ci-dessous. [mai 2005]
(photo : Jérôme Sevrette)
A quand remonte ton intérêt pour la photographie ?
Vers l’âge de 14/15 ans c’est à dire au milieu des années 80. Les photos des pochettes de disques de l’époque, très stylisées, sombres, romantiques ainsi que le noir et blanc très sale des photos des magazines de cette même période comme les premiers Inrockuptibles par exemple.
Toute une imagerie s’est alors imprimée dans ma mémoire, tout ce qui était vu était automatiquement retenu, ma banque de souvenirs… Ensuite, armé d’un petit compact argentique, j’ai voulu retrouver les ambiances de ces images en allant explorer les ruines alentours, les forêts, les marais… Et puis, plus tard, mon premier groupe de rock m’a servit de cobaye, l’amorce de mon processus créatif…
Attaches-tu de l’importance à l’aspect technique de la photographie ? Quel matériel utilises-tu ?
Pas du tout, la technique ne m’intéresse absolument pas, je suis un autodidacte endurci ! J’ai ma façon de faire, c’est comme ça et pas autrement! Auprès des autres photographes je passe pour un punk : aucun respect des règles, des techniques, du matériel etc… je ne suis pas fétichiste non plus, m’accrocher à un appareil en particulier ou une marque… non. Mais je vais quand même faire un effort et parler matos ! Alors, en ce moment j’utilise un appareil numérique… Voilà.
Tu travailles à la fois en argentique et en numérique, qu’est-ce qui, pour toi, motive le choix de l’une ou l’autre de ces technologies ?
Je travaillais en argentique. Depuis 3 ou 4 ans je n’utilise plus que le numérique…il faut vivre avec son temps !
Pourquoi le choix du numérique ?
Ces temps-ci, il est de bon goût de fustiger le numérique : « ça ne vaut pas l’argentique », « c’était mieux avant », « c’est pour les amateurs »… Blablabla… Et bien pour moi c’est tout l’inverse ! Ça vaut largement l’argentique (qui est même dépassé sur certains points), c’était pas mieux avant, et le numérique n’est pas uniquement destiné à une clientèle de photographes du dimanche.
Il m’arrive d’aller sur des sites photos, des forums photos, et lorsque le sujet du numérique est abordé, des propos assez affligeant, de la part de photographes commencent à pleuvoir… Un véritable défouloir ! Pourtant, au départ, tout le monde est enchanté par mon travail, mais lorsque je dis tout est fait au numérique, alors là c’est beaucoup moins bien. Un comportement pathétique mais non moins intéressant qui ne concerne qu’une minorité de photographes, je précise. Je ne suis ni un pro-numérique ni un anti-argentique, j’ai juste trouvé le matériel qui me convient pour ce que je veux faire.
Les seuls reproches que je pourrais faire vis à vis du numérique : le prix souvent exorbitant des appareils (reflex), l’autonomie (le numérique est très gourmand en énergie) et le stockage des fichiers qui n’est pas encore très au point (CD-R ? disques dur externes ? unité RAID ?). Je ne pourrais pas réaliser la plupart de mes images si je n’avais pas un apn (appareil photo numérique)… Ou alors, elles seraient très différentes et le post-traitement sur ordinateur serait beaucoup plus conséquent. J’ai besoin de contrôler en temps réel, sur le terrain, le rendu de mes images. Il m’arrive de faire 10 ou 20 prises d’un même plan pour être sur d’avoir la bonne photo, si ça ne va pas, j’efface tout et je refais. Je vous laisse imaginer avec un argentique, les kilomètres de pellicules qu’il me faudrait et surtout le gaspillage !
Là je suis libre, je fais, je refais, je modifie et tout cela in situ. Je vais souvent dans des endroits ou je ne peux aller qu’une fois, soit parce que ces endroits vont êtres détruits, soit parce que mon sujet (comme Marie Ange par exemple) risque de partir à la casse le lendemain, soit parce que je n’ai pas la possibilité de revenir et il y a également des lieux ou je n’ai pas trop envie de m’attarder… Donc je n’ai vraiment pas droit à l’erreur ! Je dois obtenir de bons résultats en un temps donné ! Le numérique en fait, est destiné aux perfectionnistes et je pense en être un. J’exige un contrôle total, je n’aime pas les surprises… Surtout les mauvaises !
De toute façon, même lorsque je ne travaillais qu’en argentique, mes photos subissaient déjà un traitement numérique (scan des négatifs puis transformation sous Photoshop) donc en travaillant directement avec un apn j’accélère simplement le processus. La photo sortie brut de l’appareil n’est qu’une ébauche, la plus grosse partie du travail se fait sur ordinateur, et l’ordinateur ainsi que le logiciel de retouche utilisé est tout aussi important pour moi que l’appareil photo. De plus, je me lasse vite du noir et blanc classique et grâce au traitement des images sur ordinateur, j’ai la possibilité de donner à mes noir et blanc, une couleur, une tonalité bien spécifique, essentielle à la genèse des sentiments par l’image. Pour Je suis d’ici, je voulais une couleur du souvenir sans tomber dans le cliché de la photo jauni par le temps etc…donc j’ai trouvé que cette couleur un peu verdâtre collait parfaitement avec l’ambiance de cette série. Les tons sépia fortement prononcés et sombres des séries FOSSILE et disAffected, renforcent cette idée de colère, d’angoisse, de peur…
Existe-t-il un ou une photographe dont tu admires particulièrement l’œuvre ou l’approche artistique ?
Incontestablement le travail d’Anton Corbijn , tout le monde a forcément vu ou croisé une de ses photos puisqu’il a réalisé nombre de clichés (et de films) pour des groupes mondialement connus comme Depeche mode, U2 etc… et qu’il a photographié toutes les stars de la planète, dans tous les domaines : musique, cinéma, arts plastiques, littérature, sport… J’adore sa façon de photographier, le cadrage, la mise en scène. Il ne se contente pas de tirer le portrait de quelqu’un, il le met en lumière en utilisant des éléments du décor qui l’entoure. Pour les quelques images mises en ligne sur son site, il donne presque systématiquement une explication sur le pourquoi de cet arrière plan, de cette mise en scène. Par exemple dans sa galerie Brown l’utilisation d’un arbre pour une photo de Lance Armstrong, une sculpture pour Nicolas Cage, un croisement pour Herbert Gronemeyer, un mur peint pour Bono, etc… Un jour dans un magazine de rock, j’ai vu cette photo de Jon King et Andy Gill de Gang of Four (un groupe culte des années 80 que j’adore) où ils regardent chacun de leur coté en ouvrant la bouche… Une photo très étrange et très puissante à la fois, une composition incroyable, surréaliste, et quand j’ai vu qu’elle était signée Anton Corbijn, je me suis dit : ce type est très fort, il sait mettre ses sujets en valeur, capter leur essence…
Tu dis dans une interview : « quand je suis seul, je vois tout ». Crois-tu que la photographie est une discipline qui nécessite un certain goût pour la solitude, voire même une grande capacité d’introspection ?
C’est ma seule et unique règle, en fait ce n’est même pas une règle c’est une évidence : je dois être seul. Impossible de faire quoi que ce soit si je suis accompagné. La photographie est un acte solitaire. J’éprouve un certain plaisir à me retrouver seul dans ces lieux… C’est de là que me vient mon inspiration, en partie. La nécessité de voir à l’intérieur de soi même afin de mettre en évidence son environnement. Voir et donner à voir aux autres, ce qu’ils ne voient pas et qui pourtant, est partie intégrante de leurs corps, de leur conscience. Si trop de gens gravitent autour de moi, je n’arrive pas à me concentrer. A voir ces choses.
J’ai cru comprendre que tu étais également musicien, peux-tu nous parler de ton parcours musical ? Aujourd’hui, quelle place occupe la musique dans ta vie ?
Oui, j’ai été batteur dans plusieurs groupes. Mais c’est avec Keep Punching Joe, mon groupe le plus sérieux, que j’ai vraiment vécu des moments assez forts. Nous avons enregistré un album, Even rebel goes to the supermarket, nous avons fait pas mal de concerts, et pour finir en beauté nous avons joué au festival Des Vieilles Charrues en 2002. Un moment exceptionnel, se retrouver sur une grille de programmation avec The Cure, Iggy Pop, Marianne Faithfull… Jouer devant cette foule… Un grand moment. Mais c’est du passé, le groupe n’existe plus.
Sinon, j’ai également fait partie du meilleur groupe du monde de l’agglomération rennaise : Paul Mac Cartn’ Paul (un album sur le label BoxPock), un des nombreux groupes créés par Pierre Fablet, un type génial, graphiste et guitariste hors pair qui a beaucoup fait pour Les Transmusicales de Rennes à leurs débuts en 1979 et qui maintenant tourne avec The Blue Train Choir, le nouveau groupe de Philippe Pascal (Marquis de Sade, Marc Seberg). J’étais même à 2 doigts de finir batteur des Married Monk. C’était en 1996 ou 97, je croisais souvent Philippe, dans mon quartier à Rennes, ou lors de concerts, il est venu également à un de nos concerts de Keep Punching Joe et à quelques vernissages d’expositions organisés par la structure où je travaille. A cette époque le groupe cherchait un batteur, je l’ai contacté, il est venu chez moi on a bavardé, écouté de la musique, je lui ai fait boire une espèce de jus infâme sensé être du café, bref… C’était sympa. Mais ils avaient déjà trouvé quelqu’un… Et oui.
Une autre histoire amusante ou comment je me suis retrouvé sur scène avec Asian Dub Fondation à faire de la batterie électronique avant d’être pris a parti par un des roadies du groupe. Alors, Je vais faire court, lors de leur passage à Rennes, j’ai sympathisé avec une jeune fille qui s’occupait du management du groupe… Non ça va être trop long… Mais ça s’est bien terminé on a tous fini dans la loge au champagne !
Le milieu musical m’attire toujours, et quand un musicien me contacte pour me demander des photos, c’est toujours un plaisir de pouvoir apporter une contribution visuelle à sa musique. Ma collaboration avec le groupe Sibelian en est un bon exemple.
J’ai rencontré Stephen Svanholm, leader du groupe, via le site de Lisa Gerrard et, j’en ai été le premier surpris, il est littéralement tombé en admiration devant mon travail, à tel point qu’il a refait tout le site de Sibelian avec quelques unes de mes photos, et qu’il m’en a redemandé d’autres pour l’artwork de son album The Soul Rush. Cela à été un échange très enrichissant et sa musique, proche des productions de Dead Can Dance, est une véritable transposition sonore de mes images…
Peux-tu nous dire à quel point ton univers musical interfère dans ton travail de photographe ?
Mon univers musical et celui de mes photographies ne font qu’un. Je conçois mes séries de photos comme des albums de musique. Parfois il arrive qu’une chanson, qu’une mélodie, qu’un texte m’influence me donne des envies d’images, mettre en image ce que j’entends. Par exemple, le point de départ de la série The Share of Shade était : a sentimental interference, un extrait des paroles de la chanson All in all du groupe Rotersand et ça m’est venu comme ça… J’ai fabriqué des étiquettes autocollantes avec ces mots et puis d’autres, des codes, des signes etc…, ensuite, je suis allé sur différents lieux, différents décors et j’ai collé ces étiquettes sur moi… Certains de mes titres sont des titres de chansons, comme pour la série Less than Human, un titre des Chameleons. Autre exemple, ma dernière série en date : disAffected m’est venu en écoutant l’album de Piano Magic du même nom. J’écoutais cet album en voiture et à la vue de ce lieu, je me suis arrêté et ai laissé tourner le disque… J’ai décidé de revenir avec mon appareil pour faire quelques clichés. En écoutant la musique et en regardant les éléments de ce lieu, je savais de quelles images j’avais besoin, l’ambiance générale de la série découle de la musique. Même si je ne suis plus musicien, la musique a toujours une très grande importance pour moi, et j’éprouve autant de plaisir à travailler l’image que le son. Mes premiers souvenirs photographiques sont des pochettes de disques… Il y a donc un lien.
As-tu déjà présenté tes travaux en vidéo projection avec un support musical ?
C’est en cours ! Pour moi c’est la seule façon de présenter mon travail, puisque mes photos sont numériques, je veux qu’elles le soient jusque dans leur présentation. J’ai déjà fait un accrochage, classique : tirages 30×40 encadrés…bon c’est joli, en même temps je ne suis pas fan de ce support ni de ce type de présentation. Non, j’ai envie que le spectateur soit entouré d’images qu’il soit dans l’image…la vidéo projection est alors la seule solution et, accompagnée d’une bande sonore, elle plonge le visiteur dans une autre dimension… Cette idée de vidéo projection s’est faite plus précise lors d’une visite à la documenta X à Kassel en 1997. J’avais été impressionné par une projection de l’artiste Stan Douglas : 2 films projetés sur 2 pans de murs, avec en fond sonore la voix d’un narrateur… Plus récemment l’installation d’ Ugo Rondinone, A Spider (A spider is running Across My Heart and then Another. Spiders Run Across My Heart and if I Close My eyes, I can Hear The Rush and The Rustle Of Their Tiny Dry Bodies Scurrying Trough Me) présentée à La Criée, le Centre d’Art Contemporain à Rennes, m’a littéralement enchanté… 6 vidéos projetées simultanément avec une bande son vous plonge dans un univers, lyrique, onirique… Là, je me suis dit : c’est ça que je veux…!
Le travail de Bill Viola également, j’aime beaucoup ses vidéos, et puis, en tant que fan de Nine Inch Nails, j’ai été très impressionné par l’installation qu’il a réalisée pour la tournée du groupe, un écran gigantesque descend à l’arrière de la scène, des images au ralenti, en fondu, des images montrant la mer (un des titres de NIN ). La puissance des images et de la musique réunies… Donc voilà tout ça, tous ces artistes m’ont donné une autre définition de l’image et de sa façon de la présenter.
J’avais préparé un montage de mes photos en vue d’une projection pour le festival Astropolis avec des musiciens, chorégraphes…mais on s’est laissé rattraper par le temps et avons rencontré quelques problèmes techniques donc je pense que ce sera pour l’année prochaine ou pour une autre occasion !
Quand tu décides de te rendre sur un lieu précis dans lequel tu vas travailler, t’arrive-t-il de choisir un disque en particulier (un disque qui selon toi collera à l’ambiance que tu recherches pour ta session), une sorte de compagnon de travail ?
Oui, quand je pars faire une prise de vue en bord de mer, j’emporte toujours un disque des Kitchens of distinction. La musique de ce groupe, en particulier l’album Strange Free World, est une invitation au rêve, les sons, les mélodies. Pour un autre endroit, je me sens obligé d’emporter un album de Peter Murphy, pour un autre, les Cocteau Twins… Ces disques, ces groupes, m’aident à me mettre en condition pour ma session. Mais une fois sur place ce que j’apprécie le plus c’est le silence, j’ai encore en mémoire la session que j’ai faite pour Retour à sécheresse , seul face à cette immense bâtisse telle l’épave d’un vaisseau planté là en pleine campagne, j’avais pour seule musique les gouttes de pluies sur les feuilles, les tuiles, mes pas dans l’herbe haute, j’ai adoré ce moment. Je compte bien retourner là bas…
Je ressens dans l’ensemble de ton travail un souci permanent du détail, une extrême minutie, une grande application à observer tout ce qui t’entoure. Il y a-t-il chez toi une réelle volonté de redonner de l’intérêt à des choses, des objets, des matières, qui au premier abord n’en n’auraient pas forcément, en tout cas pas aux yeux de l’être humain lambda ?
Je ne vais pas me lancer dans un grand discours sur la société de consommation cela ne m’intéresse absolument pas, je ne fais pas de photos à messages… Ceci étant, il est vrai que tout ce qui est rejeté, délaissé par les autres, par notre société m’interpelle, les lieux, bâtiments, objets, matériaux, etc… C’est comme être le témoin de l’agonie de tous ces éléments… La décomposition, l’action du temps sur les matériaux, j’y vois quelque chose de très poétique… Comme cet étrange élément rouge dans ma série BLUE/DARK WATER RED/DARK ELEMENT . Personne n’a pu deviner ce que c’était, et pourtant tout le monde en a vu ou touché, en possède un peut-être ! Mais la plupart des gens ne font plus attention à ça. Beaucoup de personnes trouvent cette photo très belle, mais si elles avaient dans leurs mains ce fameux élément rouge elles le jetteraient sûrement à la poubelle.
Dans cette même série, j’ai également voulu mettre en valeur la matière (l’élément rouge et les ondulations d’une surface liquide) dans un décor, un paysage… En même temps que le visiteur se demande ce qu’est cette étrange matière au premier plan, il est saisi par l’arrière plan flou, certes, mais qui laisse deviner une étendue d’eau, des collines ou montagnes, un ciel sombre… Est-ce la nuit ? L’aube ? L’aurore ? Est-ce l’Islande ? La Norvège ? Les Monts d’Arré ? Mes réponses n’auraient aucune importance, tout est dans l’image, et dans l’aptitude de chacun à faire fonctionner son imaginaire.
Aujourd’hui vis-tu pleinement de la photographie ? Si ce n’est pas le cas, en as-tu le désir ?
Je vis pleinement ma photographie, oui je m’éclate dans ce que je fais… Mais je suis quelqu’un de réaliste, pour vivre de la photographie aujourd’hui il ne faut pas faire le style de photo que je fais. Il serait préférable dans ce cas de faire du reportage, de la pub, de la mode, des photos « décoratives » des cartes postales, des affiches, etc.… En fait tout ce que je ne fais pas. Mais la vente n’est pas mon but absolu, je préfère me concentrer sur la réalisation, la mise en images de mes visions, de mes émotions… Et enfin, mettre tout cela à disposition du public via mon site et autres galeries sur le web. Si la photo était ma principale source de revenus, je serais tenté de faire des choses qui se vendent bien, qui plaisent, au risque de me perdre peut-être… Mon désir serait de pouvoir vivre de et avec mon style de photos, mais ce n’est pas possible… pour l’instant !
As-tu déjà eu l’occasion de travailler sur commande ?
Non et je ne veux pas, ce n’est pas que je fasse des caprices loin de la, c’est juste que je ne suis pas fait pour ça, je ne suis pas une machine. Si quelqu’un me demande une photo, je regarderai dans mon stock, mais en aucun cas je ne ferai une photo pour lui. On m’a déjà demandé, fait des propositions sur un thème et j’ai proposé des photos déjà faites, je ne peux pas faire autrement…et vu mon style, ma façon de travailler, si quelqu’un me commande quelque chose, c’est qu’il n’a pas tout compris !
Le jeune homme dans Nuit rouge, The Share of Shade ou encore celui qui tient la valise dans Toxic, s’agit-il de toi ? Comment te sont venues ces idées de mise en scène ?
Oui, c’est moi, mais ce n’est absolument pas parce j’aime me montrer ! D’ailleurs on ne voit jamais mon visage, c’est juste que comme je travaille seul, et que pour une série, une idée bien précise, j’ai besoin d’un sujet, eh bien, je me sers de la seule personne que j’ai sous la main, c’est à dire moi ! En plus, c’est plus simple que de diriger quelqu’un, je sais comment me placer pour obtenir tel ou tel résultat, et je vois mal un modèle me suivre dans les endroits où je vais ! Ces idées de mises en scène me viennent lorsque je suis confronté à un lieu comme pour la série Toxic par exemple. Face à cette mine désaffectée, ce grand réservoir, j’ai eu cette idée de chimie, de produit dangereux et j’avais cette valise avec cette tête de mort dessus (je ne vous dirai pas ce qu’elle contient c’est super Toxique !) et j’ai voulu la mettre en situation dans ce décor, de façon à créer une atmosphère pesante, froide…le mélange images couleur et images noir et blanc présente un univers à la fois réel et irréel. J’ai terminé cette série avec des photos prises dans un couloir… Un couloir d’hôpital… En apparence.
Pour The Share of shade, l’Histoire vous la connaissez, les mots, les signes, les citations, sont collés, apposés sur le personnage (ou sur le pneu d’une voiture) et lui parlent, ou vous parlent c’est selon… A vous de voir ce que vous voulez comprendre et vice-versa…
Nuit rouge est une série quasi instinctive, elle m’est venue un soir de décembre, j’étais seul dans mon ancien appartement et il y avait cette décoration de Noël juste à coté de ma fenêtre… Je trouvais sa lumière agressive, un rouge très violent qui éclairait toute la rue… Et avec le rougeoiement des villes alentours, il y avait une impression d’incendie, de guerre presque autour de moi… En face, un petit atelier avec ses fenêtres allumées… Étions-nous les seuls survivants ? J’ai donc placé mon sujet devant la fenêtre, spectateur du désastre, ou contemplateur nostalgique d’un monde qui n’existe plus. A la fin de la série, la lumière s’éteint, puis se rallume, mais le sujet n’est plus là… Vous voyez, j’aime bien raconter des histoires et chacun est libre d’avoir sa version.
J’ai été troublée par le titre Je suis d’ici (la série est prise dans un cimetière), peux-tu nous en dire un peu plus concernant tes choix de titres et sous titres de séries ?
Pour Je suis d’ici , c’est une autre histoire… Le titre s’est imposé de lui-même, vous allez comprendre… Tout d’abord, Je ne suis pas allé dans n’importe quel cimetière pour faire cette série, c’est le cimetière du village ou j’ai passé toute mon enfance, celui la même ou reposent des membres de ma familles. Bref, j’étais donc en train de faire quelques clichés avec tout mon matériel, et dans un cimetière de campagne, impossible de passer inaperçu ! Les quelques visiteurs autour de moi commençaient à me regarder bizarrement, et j’ai donc dû faire le premier pas pour les rassurer et leur dire ce que je faisais précisément et je n’arrêtais pas de leur dire (toutes les 10 minutes en moyenne) « vous savez je suis d’ici » ce n’est qu’après coup que je me suis rendu compte de l’étrangeté de mes propos, j’ai dû encore plus les effrayer ! Quelqu’un dans un cimetière qui vient vers vous pour vous dire bonjour n’ayez pas peur, je suis d’ici ! Mais je n’aime pas les photos de cimetières, le risque est de vite tomber dans le trip gothique macabre et ça…j’aime pas trop… C’est d’ailleurs la première et la dernière fois que je fais des photos dans un cimetière. Le choix des titres est très important pour moi, un bon titre donne tout son sens à une série d’images, il donne quelques pistes de lecture… Souvent le titre me vient quand je suis sur le terrain, parfois j’ai déjà un titre avant de commencer quoi que ce soit. J’essaie aussi de donner, le plus souvent possible, un titre en français à mes Séries, parce que…et bien c’est ma langue, c’est une très belle langue, j’aime les mots, leurs significations, leurs intonations…et j’aime jouer avec leurs sens…
Pourquoi avoir fait des photos de photos dans les séries I love you but i’ve chosen darkness et I see clearly now ? D’où viennent toutes ces photos au départ ? Comment les as-tu choisies et pourquoi ce concept ?
Ces vieilles photos proviennent d’albums de famille, certaines ont été prises par mon père, pour d’autres, beaucoup plus anciennes, personne n’a pu me dire qui les avait prises… Il y a certains visages qui me sont familiers, et d’autres que je ne connais ou reconnais pas… Le choix des photos s’est fait tout seul, il y a des photos qui on retenu mon attention et d’autres pas, c’est aussi simple que ça. Un visage, un détail dans l’image… La série I love you but I’ve chosen darkness , j’adore ce titre, je peux m’en vanter parce qu’il n’est pas de moi, je n’ai aucun mérite sur ce coup là! C’est le nom d’un excellent groupe américain (le site du groupe)…mais je trouvais cette citation tellement belle, tellement proche de ce que je ressentais que je n’ai pu m’en empêcher… Cette série montre de vieux portraits sous papier cristal. J’ai délibérément laissé le papier sur les photos pour donner cet aspect de toile d’araignée, de poussière, de fixation dans le temps… Il se dégage de ces regards, de l’angoisse, des regrets, de la nostalgie, de la mélancolie… et encore et toujours, cette obscurité dont on ne sait ce qui pourrait en sortir…
Pour I see clearly now, c’est différent, j’ai voulu mettre en avant, les arrières plans ou détails…voir ce qui se passait autour du sujet au moment ou la photo a été prise, voir les éléments, les objets qui étaient là… J’ai adoré explorer tous les détails de ces vieilles images, et encore, je suis sûr d’être passé à côté de beaucoup de choses… Ces deux séries de photos sont mes préférées, ce sont celles qui m’on demandé le plus de travail, et pourtant je les ai faites chez moi dans mon salon !
Quelles sont pour toi les conditions idéales pour prendre des photos, une heure de la journée que tu affectionnes particulièrement par exemple ?
Déjà pour commencer, personne dans mon viseur ! Après j’improvise ! Non sérieusement, je n’ai pas d’heures, j’ai dû faire des photos à tous les moments de la journée. Par contre, il y a des périodes où il m’est impossible de faire quoi que ce soit, par exemple l’été : d’entrée c’est l’enfer ! Du monde partout même dans les terrains vagues, les friches industrielles… Rien ne peut être fait dans ce cas… Généralement je photographie d’octobre à mai, ensuite, pour les raisons évoquées précédemment et aussi parce qu’il y a trop de lumière, je me mets en stand by…
Es-tu du genre à avoir toujours un appareil photo à porter de main ?
Non, pour réaliser mes images, j’ai besoin d’être en condition. D’être seul, d’avoir la tête dans ce que je vais faire… Quand je pars en balade avec des amis ou quand je pars en vacances je ne prends pas mon appareil, je ne suis pas en condition. Faire des photos me prend beaucoup d’énergie, quand je rentre chez moi après une prise de vue je suis lessivé surtout au niveau cérébral, je n’arrête pas de penser…je ne décompresse que lorsque la photo est « finie » que le post-traitement sur ordinateur est terminé et que je suis satisfait du résultat. Donc quand je suis en vacances, c’est pour être en vacances ! De plus, mon matériel est assez encombrant, fragile et coûteux, je ne peux pas me promener toujours avec…
On croise très peu d’êtres humains, à quelques rares exceptions, dans tes différentes séries. Est-ce par pudeur ou par désintérêt que tu ne photographies pas tes semblables ?
Étrange en effet, je suis fan d’un portraitiste et je ne fais (presque) jamais de portrait !? Oui, c’est comme ça ! Il est vrai que l’homme en tant que personne physique m’intéresse peu. Par contre l’homme en tant qu’entité est dans toutes mes images, je peux photographier un bâtiment, une route, un lieu, un chat même, en pensant à quelqu’un ou en pensant à nous en tant qu’êtres humains. Photographier nos créations, nos destructions, nos abandons… En revanche il n’est pas impossible que je me remette au portrait, il est fort probable que le rendu serait proche de celui de mon autoportrait (réalisé spécialement pour l’occasion !), un style très « Corbijnien » certes, mais en même, temps je ne compte pas faire un copier-coller de son travail, cela ne serait pas très intéressant. Cependant, une simple photo avec la tête de quelqu’un ne me satisfera pas, il me faut un élément extérieur en regard avec le sujet, sans parler d’une grande mise en scène, il faut que l’on s’imagine tout un univers autour du personnage… Mais pour cela, je serais obligé d’emmener mes sujets dans des endroits bizarres et je finirais par passer pour un mec louche! Les portraits du photographe Richard Dumas (photographe de l’agence VU ) ont également ce quelque chose qui diffère du portrait classique, une vision théâtrale et sombre comme la photographie de Bashung pour son album l’Imprudence , ou la photo de Jeffrey Lee pierce (chanteur du Gun Club ) que l’on croirait sur son lit de Mort… Une photo étrangement prémonitoire.
Quels sont tes coups de cœur musicaux du moment ?
L’album de New Order , Waiting for the sirens call, le dernier Piano Magic , Disaffected, est absolument magnifique. Sinon à écouter d’urgence, si vous ne connaissez pas, un groupe français mais bizarrement quasi-inconnu en France : Morthem Vlade Art , un nom de groupe taillé pour le death métal mais il n’en est rien puisque leur musique est un mélange de new wave, d’électro, de pop, les mélodies son superbes, les morceaux puissants et intenses un vrai régal et en plus, le chanteur, Gregg Anthe, a le timbre de voix de David Bowie ! Je vous conseille leur dernier album, Absente terebenthine (mon préféré) ainsi que le précédent Photography in Things, excellent également.
Quels sont tes projets dans les semaines ou les mois qui viennent ?
Je ne parle jamais de ce que je vais faire, j’évite de faire trop de projets. En même temps, j’ai toujours mille choses à faire… J’ai plusieurs séries de photos à réaliser et pas mal de lieux à visiter ou à re-visiter… Pour être au plus près de mon actualité il est préférable de se rendre sur ma galerie devianArt , j’y mets toutes les nouvelles images qui annoncent les futures séries présentées sur mon site.
Il y a-t-il quelque chose dont tu aimerais parler ?
Oui, sûrement… Maintenant ?
Suivre aussi :
Le site de Jérôme Sevrette
http://artbrut.deviantart.com/gallery/
Sa page sur FaceBook.
http://formasite.wordpress.com/
[Interview réalisée en mai 2005 et publié sur la première version d’Attica.]